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L’Auberge de la Steppe Morte était l’édifice le plus grandiose que Reith eût jamais vu dans une cité en ruine : un long bâtiment surmonté d’une série de toits et de pignons compliqués adossés au flanc de la colline principale. Ainsi qu’il en allait de toutes les tavernes de Tschaï, elle comportait une vaste salle commune où s’alignaient des tables à tréteaux, mais au lieu de bancs grossiers, l’établissement s’enorgueillissait de ses superbes chaises de bois noir sculpté munies d’un haut dossier droit. La pièce était éclairée par trois candélabres de verre coloré et de fer noir. Aux murs étaient accrochés de très anciens masques de terre cuite représentant de fantastiques visages semi-humains.

Autour des tables s’agglutinaient les rescapés de la caravane. Une odeur appétissante flottait dans l’air, et Reith commença à se sentir ragaillardi. Au moins pouvait-on trouver ici quelques petites concessions au confort et au raffinement.

L’aubergiste était un petit homme rondouillard dont le visage s’ornait d’une barbe rousse bien taillée et d’une paire d’yeux protubérants. Ses mains étaient sans cesse en mouvement et il n’arrêtait pas de piaffer comme si la hâte était le maître mot de son existence. Quand Reith lui demanda s’il pouvait les loger tous les trois, il leva les bras au ciel avec désespoir.

— N’es-tu pas au courant ? Les démons verts ont anéanti le convoi de Baojian. Tu vois ici les survivants et il faut que je leur trouve de la place. Il y en a qui ne peuvent pas payer. Mais tant pis ! D’ordre de Naga Goho, je suis forcé de les héberger quand même.

— Nous faisions partie de la caravane, nous aussi, répliqua Reith. D’ailleurs, nous sommes en mesure de payer.

Du coup, le tavernier se fit plus optimiste :

— Je vous trouverai une chambre. Il faudra vous en contenter. Laisse-moi te donner un conseil. (Il jeta un coup d’œil furtif derrière lui.) Soyez discrets. Il y a eu des changements à Pera.

On les conduisit dans un cagibi d’une propreté raisonnable et trois paillasses furent installées. Il n’y avait pas de vêtements secs à l’auberge et, dans leurs effets mouillés, Reith, Ylin-Ylan et Traz descendirent dans la salle commune où ils retrouvèrent Anacho, l’Homme-Dirdir, qui était arrivé une heure plus tôt. Baojian était là, lui aussi ; assis à l’écart, il regardait le feu d’un air songeur.

On leur apporta de copieux bols de ragoût et des galettes de pain dur. Tandis qu’ils dînaient, sept hommes entrèrent dans la salle, qu’ils se mirent à inspecter d’un air féroce. C’étaient des gaillards puissamment charpentés, bien en chair, le teint fleuri. Des gens qui se la coulaient douce. Les six premiers portaient des tuniques rouges, de coquettes mules de cuir noir et étaient coiffés de chapeaux cavalièrement ornés de breloques. Reith présuma qu’il s’agissait de Gnashters. Le septième, enveloppé dans une houppelande chamarrée, était de toute évidence Naga Goho en personne. Grand et maigre, il avait une tête remarquablement grosse, à l’expression rusée. Sa voix s’éleva dans le silence qui s’était fait.

— Vous êtes tous les bienvenus à Pera. C’est une ville heureuse et paisible, vous vous en rendrez compte. Les lois y sont appliquées sévèrement. Une taxe de séjour est exigible. Ceux qui n’ont pas de disponibilités doivent travailler dans l’intérêt commun pour payer leur écot. Et voilà ! Quelqu’un a-t-il des questions à poser ou des réclamations à formuler ?

Naga Goho balaya la salle du regard mais personne n’ouvrit la bouche. Les Gnashters firent la collecte. Reith paya avec mauvaise grâce une taxe de neuf sequins pour lui, Traz et la Fleur de Cath. Personne ne semblait juger cette ponction abusive. Reith en conclut que l’absence de discipline sociale était si répandue que tout le monde trouvait normal que les privilégiés exploitent ainsi la situation.

Soudain Naga Goho s’aperçut de la présence d’Ylin-Ylan et, bombant le torse, se mit à lisser sa moustache d’un air avantageux. Il fit signe à l’aubergiste, qui se précipita vers lui, et un colloque s’engagea à voix basse. Naga Goho ne quittait pas la Fleur de Cath des yeux.

Le tavernier traversa la salle, se pencha sur Reith et lui dit à l’oreille :

— Naga Goho a remarqué cette femme. Il veut connaître son statut. Est-ce une esclave ? Est-ce ta fille ? Ou ta femme ?

Pris au dépourvu, Reith lança un regard en coulisse à Ylin-Ylan. La jeune fille était crispée. S’il déclarait qu’elle était libre et indépendante, elle serait à la merci de Naga Goho. D’un autre coté, s’il affirmait qu’elle lui appartenait, elle le nierait sans aucun doute avec indignation.

— Je l’escorte, finit-il par répondre. Elle est sous ma protection.

L’aubergiste fit la moue, haussa les épaules et alla faire son rapport à Naga Goho qui eut un petit geste de la main et cessa de prêter attention à Ylin-Ylan. Bientôt, il s’en alla.

 

La chambre était exiguë, et se trouver aussi près de la Fleur de Cath avait quelque chose de troublant. Assise sur sa couche, entourant ses genoux de ses mains, elle avait l’air démoralisé.

— Allons ! un peu de courage ! l’exhorta Reith. La situation n’est pas si désastreuse que ça.

Elle secoua tristement la tête.

— Je suis perdue au milieu des barbares. Un caillou tombé dans le Gouffre de Tembara auquel personne ne pense plus !

— C’est ridicule ! s’exclama Reith sur un ton moqueur. Tu repartiras avec la première caravane qui quittera Pera.

Mais cela ne suffit pas à convaincre Ylin-Ylan :

— Chez moi, on en nommera une autre Fleur de Cath et elle prendra ma fleur au Banquet de la Saison. Les princes adjureront les jeunes filles de révéler leurs noms ; et je ne serai pas là. Personne ne me demandera, personne ne connaîtra mes noms.

— Eh bien, dis-les-moi. J’aimerais les connaître.

Elle tourna la tête vers lui.

— C’est vrai ? Tu le penses vraiment ?

— Bien sûr, répondit Reith, étonné par la passion qui vibrait dans la voix d’Ylin-Ylan.

Elle jeta un regard furtif à Traz qui était occupé à arranger sa paillasse.

— Sortons, souffla-t-elle à l’oreille du Terrien.

Et elle sauta sur ses pieds. Reith la suivit sur le balcon. Ils restèrent un bon moment accoudés à la balustrade à regarder les ruines de la cité. Leurs coudes se frôlaient. Az dérivait entre les nuages déchiquetés. Quelques lumières mornes brillaient à leurs pieds. On entendait au loin une mélopée ténue et le son aigu d’un plectre. Enfin la Fleur de Cath chuchota sur un débit précipité :

— Ma fleur est l’Ylin-Ylan, tu le sais. C’est mon nom de fleur. Mais il ne sert que pour les rassemblements et les fêtes.

Le souffle court, elle le regarda. Elle était si proche de lui que Reith respirait son parfum roboratif, à la fois acerbe et doux.

— Et tu as encore d’autres noms ? demanda-t-il d’une voix enrouée.

— Oui. (Elle poussa un soupir et se pelotonna encore davantage contre Reith, qui commençait à avoir de la difficulté à respirer.) Pourquoi ne me les as-tu pas encore demandés ? Tu devrais savoir que je te les aurais dits.

— Eh bien, quels sont tes noms ?

— Mon nom de cour est Shar Zarin, fit-elle avec gravité. (Elle hésita et, posant sa tête sur l’épaule de Reith, qui la tenait par la taille, elle ajouta :) Mon nom d’enfant était Zozi. Mais mon père est seul à m’appeler ainsi.

— Nom de fleur, nom de fille, nom d’enfant… En as-tu encore d’autres ?

— Oui. Mon nom d’ami, mon nom secret et… et un autre. Mon nom d’ami… veux-tu le connaître ? Si je te le dis, nous serons alors amis et il faudra que tu m’apprennes le tien.

— Bien entendu, fit Reith d’une voix rauque.

— Derl.

Reith baisa le visage qui se tendait vers lui.

— Mon prénom est Adam.

— Est-ce ton nom d’ami ?

— Oui… j’imagine que tu le désignerais ainsi.

— As-tu un nom secret ?

— Pas à ma connaissance.

Elle émit un petit rire nerveux.

— C’est peut-être aussi bien. Car si je te le demandais et si tu me le disais, je connaîtrais ton âme secrète et alors… (Haletante, elle le dévisagea.) Tu as sûrement un nom secret. Un nom que tu es seul à connaître. J’en ai un.

Reith, grisé, jeta toute prudence par-dessus les moulins.

— Quel est-il ?

Elle approcha sa bouche de son oreille.

— L’Iae. C’est une nymphe qui réside dans les nuages au-dessus du mont Daramthissa et qui aime Ktan, le dieu-étoile.

Elle le regardait, elle n’était plus qu’attente, elle fondait, et Reith l’embrassa avec ferveur. Elle soupira.

— Quand nous serons seuls, tu m’appelleras L’Iae et je t’appellerai Ktan. Ce sera ton nom secret.

Reith se mit à rire.

— Si tu veux.

— Nous resterons ici. Bientôt, il y aura une caravane qui partira vers l’est. Alors, nous traverserons la steppe pour rallier Coad. Là, nous prendrons un bateau pour franchir l’océan Draschade et nous gagnerons Vervodeï, au pays de Cath.

Reith posa sa main sur la bouche de la jeune fille.

— Je dois aller à Dadiche.

— À Dadiche ? La cité des Chasch Bleus ? Mais c’est une obsession ! Pour quoi faire ?

Reith leva les yeux vers le ciel comme pour puiser des forces au spectacle des étoiles, encore qu’aucune de celles qui étaient visibles ne pût être Sol. Que répondre ? S’il disait la vérité, elle le prendrait pour un fou, même si c’étaient ses propres ancêtres qui avaient envoyé des signaux à la Terre. Il hésitait, s’en voulant de son indécision.

La Fleur de Cath – Ylin-Ylan, Shar Zarin, Zozi, Derl ou L’Iae selon les circonstances de la vie mondaine – le prit par les épaules et plongea son regard dans le sien.

— Maintenant que, pour moi, tu es Ktan et que je suis L’Iae pour toi, ta pensée est ma pensée, ton plaisir mon plaisir. Alors, dis-moi ce qui te pousse à vouloir aller à Dadiche ?

Reith exhala un profond soupir.

— Je suis venu à Kotan dans un vaisseau spatial. Les Chasch Bleus ont failli me tuer et ils ont emmené mon engin à Dadiche – du moins, je le présume. Il faut que je le récupère.

La Fleur de Cath parut médusée.

— Mais où as-tu appris à piloter un vaisseau spatial ? Tu n’es ni un Homme-Dirdir ni un Homme-Wankh… n’est-ce pas ?

— Non, évidemment. Pas plus que toi. J’ai suivi des cours.

— Que tout cela est énigmatique ! (Ses mains se crispèrent sur les épaules de Reith.) Et si tu parvenais à récupérer ce vaisseau, que ferais-tu ?

— Je commencerais par te ramener à Cath.

Cette fois, les doigts de la jeune fille s’enfoncèrent dans ses muscles tandis que, dans l’ombre, ses yeux fouillaient les siens.

— Et ensuite ? Tu rentrerais dans ton pays ?

— Oui.

— Tu as une femme… une épouse ?

— Oh non ! Absolument pas !

— Quelqu’un qui connaît ton nom secret ?

— Je n’avais pas de nom secret avant que tu ne m’en aies donné un.

Elle le lâcha et, se penchant sur la balustrade, contempla tristement l’antique Pera.

— Si tu vas à Dadiche, ils te sentiront et te tueront.

— Ils me sentiront ? Que veux-tu dire ?

Elle lui jeta un coup d’œil furtif.

— Que tu es énigmatique ! Tu sais à la fois tellement de choses… et si peu ! Tu pourrais être originaire de l’île la plus reculée de Tschaï ! Le sens olfactif des Chasch Bleus est aussi précis que notre vision !

— Il faut quand même que j’essaye.

— Je ne comprends pas, fit-elle d’une voix morne. Je t’ai révélé mon nom, je t’ai donné ce que j’ai de plus précieux et tu n’es pas touché. Tu ne modifies pas ton attitude.

Reith la prit dans ses bras. Elle était tendue, mais, peu à peu, elle s’abandonna à son étreinte.

— Ne crois pas que je ne sois pas touché, bien au contraire. Mais je dois aller à Dadiche – dans ton intérêt autant que dans le mien.

— Comment cela, dans mon intérêt ? Pour que tu me reconduises à Cath ?

— Oui, mais pas seulement pour cela. Cela te fait-il plaisir de subir la domination des Dirdir, des Chasch et des Wankh, sans même parler des Pnume ?

— Je ne sais pas… je n’y ai jamais réfléchi. Les hommes sont des monstruosités, des phénomènes. C’est en tout cas ce qu’on nous dit, encore que Hopsin le Roi Fou ait affirmé qu’ils venaient d’une planète lointaine à laquelle il a demandé secours. Un secours qui, bien sûr, n’est jamais arrivé. Il y a cent cinquante ans de cela.

— Une bien longue attente !

Reith embrassa de nouveau la jeune fille, qui se laissa faire avec apathie. Toute sa ferveur l’avait désertée.

— Je me sens… bizarre, murmura-t-elle. Je ne sais pas ce que j’éprouve.

Debout devant la balustrade, ils prêtaient l’oreille aux bruits de l’auberge : éclats de rire assourdis venant de la salle commune, braillements d’enfants qui se faisaient gronder par leurs mères…

— Je crois que je vais aller me coucher, dit la Fleur de Cath.

Reith la serra dans ses bras.

— Derl…

— Oui ?

— À mon retour de Dadiche…

— Tu n’en reviendras pas. Les Chasch Bleus te captureront et tu serviras à leurs jeux. Maintenant, je vais essayer de dormir et d’oublier que je suis vivante.

Elle rentra dans la petite pièce. Reith resta sur le balcon. Tout d’abord, il se couvrit d’injures. Puis il se demanda comment il aurait pu se comporter différemment à moins d’être fait d’autre chose que de chair et de sang.

Demain, il se rendrait à Dadiche afin de savoir une fois pour toutes à quoi s’en tenir sur son sort.